Fondée il y a cinquante ans, la multinationale du bout du lac explique pourquoi elle a reçu le passage au tout électrique comme une bénédiction.
Article Tribune de Genève | Pierre-Alexandre Sallier | 10.11.2022
Blouses blanches et petits-fours. Fondé par Jean-Pierre Etter en 1972, le groupe LEM a célébré mercredi ses 50 ans en inaugurant son nouveau QG dans la zone industrielle de Meyrin – ZIMEYSA, dans l’équipement duquel 10 millions ont été investis.
Le spécialiste des capteurs a fait état mardi de ventes record – plus de 100 millions en trois mois, du jamais-vu – et des marges bénéficiaires dignes de ses voisins horlogers, avec près de 23% de profits d’exploitation (EBIT). L’occasion de faire le point sur une conjoncture pour le moins porteuse pour cette multinationale de 1600 employés – dont 250 à Genève – avec son directeur général, Frank Rehfeld, et le président de son conseil d’administration, Andreas Hürlimann.
Lorsque l’on demande qui est LEM, la réponse, vague, tourne autour d’une «grosse boîte genevoise» fabriquant des «boîtiers en lien avec l’électricité»…
Andreas Hürlimann – Depuis cinq décennies, nous faisons des capteurs pour mesurer le courant et la tension. Dit comme ça, cela n’a l’air de rien. Et pourtant… sans ces petits appareils – ces composants dits «d’électronique de puissance» – aucun moteur électrique ne tourne. Donc aucun vélo électrique, aucune locomotive, aucun tram, aucune éolienne. Sur une voiture essence classique, vous avez en général un seul capteur LEM, qui sert à déconnecter la batterie quand vous oubliez vos phares. Sur une électrique, vous en trouvez entre huit et douze.
« Même dans ces circonstances favorables, le défi reste que nos recettes… ne baissent pas. »
Vous gagnez votre vie avec de petits boîtiers électriques incontournables alors que le monde entier bascule sur… le tout électrique. Eldorado assuré pour les cinquante prochaines années?
Frank Rehfeld – Pas si simple… Au tournant du siècle, le prix moyen de nos capteurs était de l’ordre de 50 francs. Au milieu de la dernière décennie, on est descendu à 7 francs. Aujourd’hui cela doit tourner autour de 5 fr. 50. Bien sûr, en contrepartie nous en fabriquons 66 millions, contre 2 millions à l’orée de l’an 2000, ce qui nous permet d’enregistrer les résultats record publiés il y a deux jours. Mais ce mouvement se poursuit… Depuis cinq ans, notre priorité consiste à mettre sur des puces électroniques ce qui ressemblait autrefois à un petit boîtier; ce qui va réduire le prix des capteurs vers 2 francs. C’est pour cela que nous construisons une nouvelle usine à Penang, en Malaisie, qui démarrera début 2024. L’objectif visé reste que le tiers de nos capteurs soient désormais montés sur ces circuits intégrés. Et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, notre principal défi reste de faire en sorte que nos recettes… ne baissent pas. Même dans des circonstances paradoxalement si favorables. La ligne d’horizon? Des ventes de 600 millions en 2026.
« L’automobile est le principal moteur de notre croissance. »
Cette pression sur le coût d’une poignée de capteurs semble dérisoire alors que le prix moyen d’un véhicule électrique en Europe approche encore les 60’000 francs…
Frank Rehfeld – Il faut comprendre que nous n’en sommes qu’au début. La pression des fabricants d’automobiles est d’autant plus forte qu’ils n’ont, sur ces véhicules, que deux leviers pour sabrer les coûts. La batterie et l’électronique de puissance. Ce n’est pas qu’une question de bénéfices. Réussir la bascule de l’automobile sur l’électrique signifie la rendre accessible. Résultat, même si leur nombre explose – et si chaque voiture accueille plus de capteurs –, nous estimons que le marché auquel nous pouvons répondre va être multiplié par trois. Mais, oui, l’automobile, avec laquelle nous réalisons près du quart de nos ventes, est maintenant le principal moteur de notre croissance.

Les chaînes de production automobile menacent de basculer en Chine. Que pèse, là-bas, un fabricant genevois face aux géants des composants électroniques, qui sont des voisins…
Frank Rehfeld – Mais les voisins… c’est nous. Nous sommes installés dans le pays depuis 1989 – j’y ai passé douze ans. Nous avons eu le temps de nous y faire connaître, bien avant l’émergence de l’ère du tout électrique. Aujourd’hui nous travaillons avec toutes les grandes marques automobiles chinoises. Et les six dixièmes de nos capteurs sont fabriqués sur place.
« À Meyrin, nous fabriquons des compteurs pour borne de recharge. »
Dans cette course impitoyable aux coûts, que pouvez-vous encore fabriquer ici?
Frank Rehfeld – Toute l’équipe planchant sur nos capteurs basés sur des semi-conducteurs est installée ici, dans notre nouveau siège. Et la ligne du rez-de-chaussée nous permet de tester la production de masse de nouveaux modèles. À Saint-Priest, dans la banlieue lyonnaise, nous développons les compteurs de courant qui équipent les bornes de recharge de voitures électriques, afin de vous indiquer combien vous en avez tiré – et combien vous devez payer. Ces compteurs sont ensuite fabriqués à Meyrin.
Face à un tel alignement des étoiles, comment se fait-il que les anciennes Liaisons Électroniques-Mécaniques (LEM) ne soient pas sorties des capteurs pour devenir un conglomérat dans l’électronique?
ndreas Hürlimann – Je vous rappelle que si nous affichons aujourd’hui de tels résultats, c’est justement parce que nous avons décidé de nous focaliser sur ces capteurs, en les proposant, pas à pas, à de nouveaux utilisateurs… sans lâcher nos anciens clients – nous fournissons la SNCF depuis cinquante ans. Cette stratégie n’a rien eu d’une évidence. À la fin des années 90, le groupe avait tenté de se déployer dans les gros boîtiers électriques de mesure. Las, ils se sont révélés, des années durant, une source de déficit que ne faisaient que combler les profits des capteurs. C’est d’ailleurs pour mettre au point – en tant que consultant – un virage stratégique qui a mené à la vente de ces activités que j’ai rejoint LEM, en 2004.
« Nous avons jusque-là continué de payer nos employés russes. »
Que va devenir votre usine russe de Tver?
Frank Rehfeld – Cette petite unité fournissait principalement le ferroviaire et générait environ 2% de nos ventes. Lorsque l’embargo européen et helvétique a été décrété, nous avons dû tout arrêter car nous ne pouvions garantir que certains de ces composants ne finiraient pas dans des secteurs sous sanction. Depuis, nous continuons à payer sa vingtaine d’employés. Nous allons prochainement décider de l’avenir du site.
Source article : Tribune de Genève
Photo : Le président du conseil d’administration de LEM, Andreas Hürlimann (à gauche), aux côtés du directeur général, Frank Rehfeld, sur la ligne de production du nouveau siège de Meyrin. Le groupe, longtemps l’un des piliers de la zone industrielle de Plan-les-Ouates – ZIPLO, fête ses 50 ans, porté par un marché de la voiture électrique en effervescence.
STEEVE IUNCKER-GOMEZ