L’avenir de l’industrie

L’industrie 4.0 implique de nouveaux nouveaux modèles de développement et l’émergence de nouveaux métiers

Un dossier réalisé par Flavia Giovannelli – Entreprise romande – 10.11.2017

De soubresauts en annonces fracassantes, l’industrie genevoise fait régulièrement les gros titres de la presse locale. Alors que tout le monde a encore en tête le traumatisme causé par le départ de Merck Serono, c’est au tour du groupe ABB d’avoir confirmé, le 6 novembre dernier, la délocalisation d’une grande partie de ses activités en Pologne, entraînant la suppression de plus de cent postes de travail à Meyrin. Soucieux de trouver une porte de sortie, le Département de la sécurité et de l’économie a annoncé le même jour la création d’une task force ABB. Celle-ci aura pour mission de réorienter les activités du site vers l’innovation. A l’heure où l’on évoque l’avènement de l’industrie des objets, la mutation passe en mode accéléré. Car si le secteur secondaire pèse toujours lourd dans la balance économique, il n’est pas du tout sûr qu’il le reste à l’avenir. Dans le meilleur des cas, Genève réussira son pari de créer un écosystème qui mise sur des pôles d’excellence. Pour y parvenir, il faut impérativement fédérer les forces pour mieux anticiper les branches d’avenir et préparer la relève. Car si le futur reste flou, tant les acteurs industriels que les politiques pensent qu’il faut se projeter et agir.

Quelles sont les spécificités de l’industrie genevoise? Pour le grand public, les domaines les plus parlants sont sans doute l’horlogerie et la chimie fine (arômes et parfums). Il ne faudrait toutefois pas oublier que ce secteur, tel qu’il s’est développé au bout du lac, se caractérise aussi par la diversité des emplois qui y sont rattachés. Un tout, l’industrie représente encore près de 60% de la valeur des exportations cantonales, soit quelque 11,4 milliards de francs, mais aussi 15% du PIB du canton et vingt-cinq mille postes de travail¹. Or, ce sont plus de mille cent entreprises très diverses, dont huit sur dix sont des micro-entreprises, qui se cachent derrière ces chiffres: des données importantes pour se préparer correctement à affronter les changements.

SAVOIR-FAIRE GENEVOIS
Quels en seront les principaux axes? Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut penser que les domaines liés à la micromécanique et aux microtechnologies devraient continuer d’être à la pointe, dans la mesure où il existe un réel savoir-faire sur le sol genevois, associé à des formations très élaborées. Celles-ci vont de l’apprentissage aux instituts de formation supérieure tels que les Hautes écoles spécialisées, l’Université de Genève et l’EPFL, toutes étroitement liées aux besoins des entreprises.

ONDES DE CHOC
Le renforcement de collaborations interdisciplinaires sera plus que jamais la clé pour créer de l’innovation et rester compétitif par rapport aux atouts étrangers. Heureusement, l’arc lémanique compte sur un microcosme très actif, où tout le monde se connaît et identifie les compétences. Rien que dans le domaine des sciences de la vie, on compte plus de cinq cents laboratoires et cinq mille chercheurs, ce que les concurrents étrangers envient. Il convient de mentionner aussi l’apport de nombreuses start-up et jeunes pousses actives dans des secteurs d’avenir, prêtes à relever les défis liés à l’exploitation du big data, de l’internet des objets ou de l’industrie 4.0.
Enfin, le rôle international de Genève lui permet d’attirer de nombreux quartiers généraux ou centres de R&D de multinationales, qui ont un effet de levier sur les entreprises locales. Ces atouts, qui sont réels, ne sont bien sûr pas des garanties absolues. On le constate, alors que des annonces de délocalisation de poids-lourds du secteur provoquent de véritables ondes de choc.
Il arrive aussi que des décisions populaires sur des thèmes comme celui de l’immigration de masse ou la réforme de la fiscalité des entreprises engendrent un climat qui peut s’avérer pesant à long terme, ne serait-ce qu’à cause des incertitudes qu’elles engendrent.
Autrement dit, si les chances de succès restent présentes, rien n’est jamais acquis.

¹Chiffres de l’OCSTAT pour 2014 donnés dans l’étude industrie-genève (CP de septembre).


Industrie 4.0: si loin et si proche à la fois

La vision que l’on pouvait avoir de l’industrie, longtemps, devait beaucoup aux Temps modernes de Charlie Chaplin. On imaginait des locaux immenses, bruyants, avec des chaînes de montage, dans un environnement peu propre. Ce regard a changé, mais peu nombreux sont ceux qui visualisent le visage de l’industrie 4.0.
Lors du forum consacré à cette question organisé par l’Office de promotion des industries et des technologies (OPI), le 2 novembre dernier, plusieurs orateurs ont témoigné de la variété des expériences concluantes. Le vocabulaire reflète bien cette évolution: les termes de capteurs (pour la robotique intégrée), de big data, d’interconnectivité ou de cloud interne sont monnaie courante.
Le cas d’IEM, une entreprise familiale franco-suisse créée en 1986, est très intéressant. Cette PME n’a plus rien à voir avec son métier de base, l’ingéniérie électronique. IEM s’était dans un premier temps occupée de développer des automates de vente de journaux, puis des horodateurs. Anticipant les changements, IEM s’est adaptée au paiement par carte à puce (années 1990) et, plus récemment, à celui par smartphone. Comme dans un avenir lointain on ne verra même plus d’appareils pour payer son stationnement, IEM a conçu des capteurs, déployés dans des villes test, qui ont pour objectif d’optimiser les problèmes de stationnement et de rendre l’expérience agréable. A noter que cette technologie de pointe est assemblée, testée et vérifiée dans les locaux d’IEM à Genève.

S’ADAPTER OU MOURIR
De son côté, Orbiwise est une jeune pousse de Plan-les-Ouates, qui a bénéficé du soutien de la Fongit. Son créneau? Proposer des services de télécommunication sans fil et sans licence: un système de communication efficace entre différents objets. Après avoir séduit Tata Communications, en Inde, qui a acheté à Orbiwise sa solution de gestion de réseau central pour la déployer dans l’ensemble de l’Inde, la start-up genevoise participe à des projets locaux à plus petite échelle. Orbiwise a par exemple installé à la demande de l’Etat une quarantaine de capteurs à la rue de l’Ecole-de-Médecine, à Genève, connue pour son animation nocturne. Les capteurs mesurent le bruit et chiffrent l’impact des nuisances sonores. D’où provient le bruit? Le niveau de décibels correspond-il à notre perception intuitive? Comment se propage-t-il? Les résultats permettront de prendre des mesures de confort destinées aux habitants et à ceux qui fréquentent la rue.

Alexandre Martin, directeur de Siemens pour la Suisse romande, n’a pas nié que les enjeux sont cruciaux. Siemens a développé une palette de compétences allant au-delà de la fabrication de lave-vaisselle ou de mixeur plongeur. Le groupe peut aujourd’hui être considéré comme un pionnier technologique grâce à des produits et à des solutions dans les domaines de l’énergie, de la santé ou de la mobilité. «Nous comptons cinquante-cinq millions de nouveaux objets connectés chaque jour», note Alexandre Martin. «Il y en aura cinquante milliards en 2020. La quantité de données générées est exponentielle et il faudra apprendre à les analyser et à les utiliser pour produire mieux, plus vite, de manière plus flexible et avec une qualité élevée.» Si le défi est là, les occasions de progresser aussi. Le directeur de Siemens pour la Suisse romande cite le cas emblématique du constructeur d’avions Pilatus, qui a pu développer virtuellement ses avions grâce à des logiciels dédiés au développement numérique rapide. Cela a permis à l’avionneur de réduire de deux ans et demi le temps de développement de son appareil d’entraînement destiné aux pilotes militaires. Pilatus a ainsi pu prendre plusieurs longueurs d’avance sur ses concurrents, qui n’ont pas bénéficié de cette technologie typique d’une industrie 4.0.

 


Cherche mécatroniciens désespérément

Le secteur de la machine-outil évolue vers la mécatronique, soit le mariage de l’électronique et de la mécanique. Ce domaine d’ingénierie intègre plusieurs autres branches, telles que l’informatique et l’automatique. Plus concrètement, le système ABS d’une voiture, le disque dur d’un ordinateur, le zoom d’un appareil photo, une machine à commande numérique utilisée dans l’industrie, tous ces objets relèvent d’un «système mécatronique». Ses applications sont innombrables, dans des domaines aussi divers que l’aéronautique, l’automobile, la production industrielle, la médecine, l’électronique de loisir, la domotique, l’électroménager, entre autres exemples. La mécatronique est au coeur des grandes tendances et ses métiers sont très diversifiés. Pour répondre aux besoins croissants du marché, plusieurs actions sont menées actuellement pour valoriser cette formation. Le 8 novembre dernier, un après-midi a ainsi été consacrée à la mécatronique à la Cité des métiers, dans le but de mieux faire connaître les filières existantes.

 

 


Comment activer les synergies et miser sur les bonnes cartes

De l’avis de tous les acteurs concernés, on parle de changement de paradigme. Prendra-t-il quelques années ou plus d’une décennie? Personne ne le sait vraiment, mais les cycles s’accélèrent. «On sait que 80% des métiers de demain n’existent pas encore. Il faut donc vraiment nous adapter très en amont», relève Ivan Meissner, CEO de Qualimatest, à Carouge, et président de l’Office de la promotion des industries et des technologies. Il estime que la Suisse pourrait notamment se profiler comme un centre mondial de stockage de données, car ses cadres  administratif et juridique sont des garanties de stabilité et de sécurité déterminantes. Ivan Meissner nourrit toutefois quelques doutes sur ses facultés d’adaptation. «Je regrette par exemple que les jeunes ne soient pas déjà initiés au codage informatique dans le cadre scolaire, car nul doute que la programmation sera une connaissance essentielle dans un monde dominé par l’afflux de données.»

LOCAUX PLUS PETITS

De son côté, Yves Cretegny, directeur de la Fondation pour les terrains industriels (FTI), ne chôme pas, puisqu’il joue un rôle clé dans l’affectation et la relocalisation des entreprises industrielles, nombreuses à devoir déménager à la suite de grands projets d’urbanisme et de transport, comme le CEVA ou le PAV. «Par coïncidence, il se trouve que l’avènement de l’industrie 4.0 joue un rôle dans leur choix de localisation future et de volumes nécessaires pour la suite de leurs activités», explique le directeur dela FTI. Il y a peu, les demandes allaient toutes vers un besoin de se déployer sur de grandes surfaces. Aujourd’hui, les entreprises utilisent des outils plus petits, moins encombrants. Avec moins de contraintes, elles peuvent ainsi investir les étages d’immeubles. «Ce virage industriel permet donc une meilleure densification du sol», résume-t-il. Il remarque aussi qu’en vendant leurs biens immobiliers vétustes, les entrepreneurs disposent de liquidités supplémentaires qu’ils peuvent mieux ventiler entre les futurs locaux et leurs besoins en équipements. En d’autres termes, les mètres carrés en moins leur permettent d’investir dans leur outil de production.
Directeur de la Fondation genevoise pour l’innovation technologique (Fongit), Antonio Gambardella constate, pour sa part, que les projets qu’on lui soumet reflètent bien le nouveau visage de l’industrie. Cet organisme, qui reçoit près de trois cents dossiers par année et n’en sélectionne qu’une quinzaine, se doit de ne pas manquer ceux qui constitueront les forces de demain. Le directeur de la Fongit insiste également sur le fait que l’avenir sera toujours davantage le fruit de compétences croisées. Les ponts qui se tissent entre spécialistes de l’horlogerie, des medtech, de la microtechnique ou de la biotechnologie, qui ont tous en commun un savoir-faire dans la miniaturisation, lui semblent très prometteurs.
Toutefois, il tient aussi à ne pas mythifier le concept d’innovation. «Les gens croient qu’il s’agit de projets fous, portés par des jeunes fraîchement sortis des hautes écoles, alors que l’âge moyen d’un entrepreneur innovant est de 38 ans», insiste-t-il.
Dans le même ordre d’idées, il précise que l’innovation n’émane pas que des start-up: elle provient tout autant de PME qui trouvent le moyen de faire évoluer des professions existantes.


NICOLAS AUNE, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’UNION INDUSTRIELLE GENEVOISE

«L’industrie doit peaufiner son image»

Comment est née l’idée de lancer la campagne L’industrie de Genève #Le monde de demain?
Avec les différents acteurs du domaine, comme l’Office de promotion des industries et des technologies (OPI), l’Union industrielle genevoise (UIG) et plusieurs entrepreneurs, nous avons évoqué lors d’un déjeuner de réflexion le fait que le secteur n’était pas assez connu du grand public et qu’il fallait faire un effort global de communication. L’accent a été mis sur la thématique de la formation. Il ne faut cependant pas oublier pour autant les autres aspects importants d’une industrie qui se positionne de plus en plus à la pointe de l’innovation.

Lesquels, par exemple?
Le grand public ne se rend pas toujours compte de ce qui est réalisé à Genève. Nous sommes particulièrement pointus dans les domaines qui demandent un haut degré de qualité et de précision: les micro ou nanotechnologies ainsi qu’une grande variété de niches technologiques très spécialisées. Genève est même un pôle d’excellence dans le domaine de l’aéronautique. Qui sait, pour ne citer qu’un exemple, qu’une partie des pièces des Airbus est fabriquée ici?

Ces dernières années, l’économie a vécu le franc fort, les effets toujours plus soutenus de la globalisation. Malgré tout, le secteur secondaire a-t-il été préservé?
Oui. Sans doute que la force de l’industrie des machines est bien ancrée par une histoire dont le Jet d’eau, emblème international de Genève, est d’ailleurs le symbole, depuis l’époque où l’énergie hydraulique faisait fonctionner la plupart des ateliers genevois établis au bord du Rhône. Au début du XXe siècle, Genève était déjà connue pour ses entreprises telles que les Ateliers de Sécheron, des Charmilles ou encore la Société des Instruments de Physique. Le canton avait construit une renommée internationale avant même qu’elle soit associée au chocolat et aux montres! Ce passé a formé une mentalité d’ouverture et une forte capacité de résilience pour faire face aux aléas conjoncturels. Si les années 1980-1990 ont donné lieu à une vague de délocalisation de l’usinage de masse, aujourd’hui la quatrième révolution industrielle est en marche.
L’industrie du XXIe siècle repose désormais davantage sur la proximité, les réseaux, l’interface homme-machine de plus en plus en phase avec la société et le développement durable. Nous ne sommes toutefois pas à l’abri de nouvelles délocalisations et il convient impérativement de préserver nos conditions cadre pour ne pas mettre en danger un secteur essentiel pour l’économie.

L’évolution de l’industrie est donc une chance à saisir pour les entreprises locales?
Genève possède un environnement exceptionnel en termes d’acteurs d’excellence (recherche fondamentale, hautes écoles, entreprises et organisations internationales) dans des secteurs très variés et offre un nombre d’emplois supérieur au nombre de ses habitants. Mais il ne faut pas nier que seules l’innovation et la technologie nous permettront de garder un coup d’avance. A condition d’y mettre le fameux «esprit de Genève».

Quelles sont nos qualités concrètes?
Sans doute notre petite taille et notre faculté d’adaptation dans un environnement très spécifique. L’avènement de l’industrie 4.0, le big data ou la robotisation font appel à des connaissances académiques de haut niveau. Dans cette perspective, il est bon de pouvoir s’appuyer sur un écosystème avec des centres de recherche de pointe, l’Université de Genève, les Hautes écoles spécialisées, l’EPFL. C’est un terreau de développement productif pour l’industrie. Il peut de plus y avoir l’émergence d’un cercle vertueux.

Faut-il des conditions précises pour favoriser l’innovation?
Oui, je pense qu’il faut préserver un socle social et économique propice. Le fait que nous ayons développé un partenariat social fort (conventions collectives de travail, prestations sociales, etc.) participe au terreau de la créativité qui permet de développer des solutions sensées et empreintes de valeurs humanistes.

Y a-t-il des enjeux philosophiques?
Oui, ils sont même très grands. C’est toute la question des valeurs que l’on veut donner au monde de demain qui prime. Nous avons connu la société de consommation, puis de surconsommation et, maintenant, nous aspirons à plus de développement durable pour satisfaire une société en recherche de sens. L’homme dans sa relation au travail devient la préoccupation première. Henri Dunant était ainsi un inspirateur pour l’industrie de demain.

Quel message voulez-vous faire passer aux jeunes?
Il faut qu’ils se concentrent sur la formation. La notion de métier est-elle désuète? En tout cas, les jeunes cherchent davantage de sens à leurs engagements professionnels. Ils ont déjà intégré qu’ils changeront plusieurs fois de fonction, de métier dans leur vie. L’industrie peut répondre à leurs attentes en intégrant des valeurs et du sens et en offrant une évolution constante au travers de l’innovation et de la créativité. J’espère que nous éviterons les côtés anxiogènes que peut provoquer une révolution industrielle. Celle-ci me semble particulièrement propice à un avenir positif.